- SUSO
- SUSOPlus connu en France sous le nom latinisé de Suso, le dominicain Heinrich Seuse suivit d’abord l’exemple des pères du désert; son tempérament exalté le poussait vers un ascétisme presque morbide; sous l’influence d’Eckhart, il s’exerça à une spiritualité plus intérieure. Dans un langage apparenté à celui des poètes courtois de son pays, il a chanté une expérience personnelle d’amour mystique où l’abandon et l’absence jouent un rôle essentiel. Suspect un temps d’hérésie, il défendit toujours le véritable eckhartisme contre certaines déformations quiétistes. Béatifié seulement en 1831, Suso se rattache à la tradition de la théologie négative et annonce la «docte ignorance» de Nicolas de Cues; souvent, il invite à dépasser la logique classique de la non-contradiction, notamment à propos du thème, cher aux mystiques rhénans, de l’unité avec le néant divin.Le chevalier de la «divine Sagesse»Heinrich Seuse dit Suso est né au bord du lac de Constance, d’un père au cœur dur, peut-être drapier, et d’une mère plus tendre, à la dévotion exaltée. Âgé de treize ans, il entre au couvent dominicain de Constance; après cinq années de noviciat, il se voue en chevalier spirituel à la «divine Sagesse» et s’astreint à des austérités. En 1320, ou un peu plus tard, il suit à Cologne l’enseignement spirituel d’Eckhart, qui le marque profondément. Mais, au lieu de viser le titre de docteur et d’aller étudier à Paris, il lit assidûment la vie des saints anachorètes et, dans le cadre de son cloître, tente d’imiter leur ascétique perfection. Encore que son premier ouvrage, le Livre de Vérité , écrit sans doute peu après la condamnation de son maître (1329), distingue avec précision la «fausse liberté» bégarde du véritable dépouillement eckhartien, il semble que, vers 1330, un chapitre de son ordre, tenu aux Pays-Bas (celui d’Utrecht ou celui de Maestricht), ait suspecté Seuse d’«hérésie». Dans cette injustice le jeune religieux vit une grâce de la Sagesse, qui accable toujours ceux qu’elle a choisis comme ses vrais serviteurs. Son évolution spirituelle le détermine alors à jeter dans le Rhin ses instruments de mortification, à chercher une forme de mystique plus intérieure. Les temps sont durs (querelle entre l’empereur et le pape, grandes épidémies); partout s’organisent des groupes de pieux laïcs qui se nomment «amis de Dieu». C’est dans ce milieu que, pour une part, les disciples d’Eckhart pratiquent la direction de conscience, mais aussi parmi les religieuses dominicaines. L’une d’elles, Elsbeth Stagel, du couvent suisse de Töss, s’est beaucoup attachée à Seuse; c’est elle qui probablement rédigera sa Vie , non sans l’agrémenter de quelques pieuses légendes. De la Suisse à la basse vallée du Rhin, le prédicateur voyagera de cloître en cloître. Le nombre et l’enthousiasme de ses filles spirituelles alimentent, bien entendu, les calomnies, au point que ses supérieurs l’envoient finir ses jours au couvent de Ulm.La doctrine mystique de SusoOutre le Livre de Vérité , Suso a écrit un Livre de la Sagesse éternelle (tous deux en allemand, ainsi que des sermons et des lettres) et, en latin, L’Horloge de la Sagesse . Le ton en est plus personnel que celui des textes eckhartiens et, sous des formes souvent allégoriques, ils renvoient de façon moins discrète à une expérience vécue. Mais, qu’il s’agisse de la Vérité hypostasiée ou de la Sagesse biblique à figure féminine, ce qu’enseigne cette maîtresse est toujours un dépouillement intérieur qui «commence et finit dans l’unité». «Tranquille obscurité demeurant en elle-même», la «Déité» est en même temps puissance de diffusion, en sorte que la créature réellement dénudée peut devenir par adoption ce que le Verbe même est par filiation. Il faut noter que, dans plusieurs passages, plus explicitement qu’Eckhart (et que Tauler), Seuse souligne les limites de la logique commune – celle de la non-contradiction – et montre de quelle manière il la faut dépasser pour s’élever jusqu’à l’«abîme» d’une unité tout à la fois féconde et suffisante à elle-même. Avant Nicolas de Cues, il lie la «docte ignorance» – l’«agnosie» enseignée par le pseudo-Denys dans sa Théologie mystique – à la nécessaire saisie de «deux choses opposées en une seule chose». Mais, au-dessus de toute dialectique, puisque le néant est «non-être de tout ce qui se peut dire ou penser», seule une âme dénudée remonte réellement à sa source éternelle.Dans ce raptus , qui dure à peine quelques instants, la créature se sent au-delà de tout péché; sa «régénération» s’identifie à la «Génération» même du Fils. Et s’il semble que sa volonté se soit alors annihilée, c’est seulement parce qu’«elle n’a plus besoin de vouloir» et que l’éternelle volonté divine opère seule en elle. On ne s’étonne pas que ces formules, parfois plus abruptes que celles d’Eckhart, aient pu surprendre. Dès le départ cependant, Seuse les corrige sur le mode poétique qu’il affectionne; au sixième chapitre du Livre de Vérité , il évoque la vision d’un «sauvage sans nom» qui se croit «libéré» parce qu’il accomplit, dit-il, «toutes ses volontés sans distinction». Bien qu’elle s’appuie sur certaines expressions paradoxales du maître, cette exégèse semble incorrecte à Seuse. Rappelant que le néant divin est moins indétermination que donation suréminente d’être et source d’ordre, il tient que la créature doit se connaître d’abord comme différente de Dieu (en raison d’une altérité qui, certes, n’est pas «en» Dieu, mais vient «de» lui). L’erreur bégarde est de prendre pour réelle désappropriation de cette différence ce qui aboutit justement à faire d’elle un absolu. Les censeurs d’Eckhart n’ont pas compris que toute affirmation qui touche au mystère divin exige qu’aussitôt on lui juxtapose sa contradictoire. Déjà Plotin, dans la sixième Ennéade , pour sauvegarder la transcendance de la première hypostase, faisait de l’union mystique moins une fusion qu’un contact de «deux en un». Seuse reste donc proche de la vraie tradition néo-platonicienne lorsqu’il écrit que «l’homme doit devenir un dans le Christ et, cependant, rester distinct, uni et non uni, mais un avec lui» (Livre de Vérité , VI).On notera pourtant qu’il parle ici du Christ, non de la «Déité», ni même du Verbe incréé. C’est que l’humanité de Jésus tient une place plus centrale chez lui que chez son maître. Témoin de l’évolution de la sensibilité religieuse au XIVe siècle, Seuse, tout en prêchant le total dépouillement, vit avec grande intensité l’expérience d’une «kénose» qui est un chemin de Croix. Dans un langage souvent apparenté à celui des poètes courtois, il chante un amour (Minne ) qui est d’abord la douleur de l’absence. Il insiste sur l’image du Christ flagellé, couronné d’épines, et le monde est pour lui «une ville en ruines» où, même «sous des habits religieux», de vrais «animaux sauvages à forme humaine», qui «chassent Dieu de leur cœur», ne cessent ainsi de renouveler le mystère d’iniquité (Sagesse éternelle , I, 6). Si ces visions terribles sont parfois compensées par des images de jeunesse et de printemps, jamais Seuse n’a conçu la purification et la «percée» eckhartiennes sans des épreuves qui dépassent de loin celles que les romans médiévaux réservent aux plus hardis chevaliers.
Encyclopédie Universelle. 2012.